La journée s'étirait, longue et chaude, comme toutes les journées de Port-Harmonie. Le soleil de midi avait cédé la place à une chaleur moite et pesante, l'air vibrant au-dessus de l'asphalte. Koffi avait fait quelques courses de plus, certaines lucratives, d'autres à peine rentables, slalomant entre les minibus bringuebalants et les charrettes tirées par des ânes stoïques. L'une d'elles l'avait mené vers les quartiers plus cossus, là où les rues étaient un peu plus larges et les bâtiments plus modernes, contrastant brutalement avec la densité populaire de Puits-Sec. C'était le monde des "gens qui ont réussi", un monde qu'il apercevait en passant et dont il rêvait parfois, un monde où l'on ne comptait pas chaque franc pour manger à sa faim.
Alors qu'il attendait au feu rouge – un feu rouge qui, miraculeusement, fonctionnait aujourd'hui – sa moto pétaradante attirait quelques regards, pas hostiles, juste curieux. C'est là qu'un homme, posté sur le trottoir, fit un signe discret de la main. Pas un signe d'arrêt pour une course, non. Un signe ciblé, direct. Vers lui.
Koffi hésita. L'homme était bien habillé, pas un costume cravate qui utiliserait un taxi climatisé, mais pas non plus quelqu'un du quartier. Un vêtement simple mais de bonne coupe, des chaussures impeccables malgré la poussière omniprésente. Quelque chose dans sa posture dégageait une assurance tranquille. Par curiosité, Koffi coupa le moteur et se rangea le long du trottoir une fois le feu passé.
L'homme s'approcha, un léger sourire aux lèvres. Il n'avait pas l'air menaçant, juste... important. "Koffi ?" demanda-t-il, sa voix était calme, posée, avec une autorité naturelle qui n'avait pas besoin d'être forcée.
Koffi fut surpris qu'il connaisse son nom. "Oui... c'est moi. On se connaît ?"
"Pas personnellement, non," répondit l'homme en souriant un peu plus largement, dévoilant des dents parfaites. "Mais on m'a parlé de vous. De votre... habileté. Votre discrétion." Il jeta un œil à la moto. "Et de votre monture."
Koffi ne savait pas quoi dire. On lui parlait de son agilité sur une moto, de sa discrétion ? Qui ? Et pourquoi ? Il sentait une pointe d'appréhension, mais aussi une légère flatterie.
"Je m'appelle Koba," poursuivit l'homme, sans donner de titre ni de fonction. Juste Koba. "J'aurais une proposition à vous faire. Quelque chose... d'un peu inhabituel. Ça vous prendrait quelques minutes."
Inhabituel ? Une proposition ? Le cerveau de Koffi tournait à plein régime. Était-ce légal ? Sûrement, vu l'allure du type. Était-ce dangereux ? Son instinct disait peut-être, mais la curiosité et l'espoir d'une opportunité inattendue prenaient le dessus. Et puis, Koba dégageait une telle assurance qu'il était difficile de refuser poliment.
"Euh... d'accord. Où ça ?"
"Pas loin," fit Koba en désignant du menton une rue adjacente plus calme. "Il y a une petite terrasse où l'on peut discuter tranquillement."
Quelques minutes plus tard, Koffi garait La Gazelle Boiteuse près de l'entrée d'un établissement à l'air respectable, un restaurant avec une terrasse ombragée et quelques tables espacées. Le contraste avec le chaos de la rue était frappant. Des ventilateurs de plafond tournaient lentement, brassant un air plus frais. On entendait à peine le bruit de la ville ici, juste un léger murmure lointain. Koba l'invita à s'asseoir à une table dans un coin discret. Un serveur apparut silencieusement.
"De l'eau fraîche ?" proposa Koba.
"Oui, merci," répondit Koffi, un peu intimidé par le cadre.
Une bouteille d'eau minérale fraîche fut servie dans un verre impeccable. Koffi but une grande gorgée. C'était la première fois de la journée qu'il buvait autre chose que l'eau tiède de sa gourde.
Koba le regarda avec attention, ses yeux scrutateurs mais aimables. "Alors, Koffi. On m'a dit que vous étiez étudiant. Et que vous étiez l'un des plus... efficaces... pour vous déplacer dans cette ville sur deux roues. Discret, fiable, capable de passer partout."
Koffi rougit légèrement sous le compliment. "J'essaie de faire mon travail, monsieur Koba."
"Appelez-moi Koba, s'il vous plaît," dit l'homme d'une voix douce. "Votre travail est apprécié, croyez-moi. Dans certaines sphères, la capacité à se déplacer sans être vu, rapidement, dans la complexité de Port-Harmonie, c'est une compétence rare et précieuse."
Il fit une pause, le regard perdu un instant vers la ville en contrebas. "Le pays traverse des moments... délicats," reprit-il d'un ton plus grave. "Il y a des gens qui ne veulent pas que Port-Harmonie et la nation avancent. Qui complotent dans l'ombre. Il est parfois nécessaire de prendre des mesures... non conventionnelles... pour assurer la sécurité de tous."
Koffi écoutait attentivement, un peu perdu par ce discours général. Ça ressemblait à ce qu'il entendait aux infos, mais dit avec une intensité inhabituelle.
"J'ai besoin de quelqu'un pour une opération très sensible," continua Koba, baissant légèrement la voix, bien qu'ils soient seuls sur la terrasse. "Quelque chose qui touche directement à la sécurité nationale. Un test. Une vérification. Il faut qu'une chose, ou plutôt... qu'une alerte... soit déclenchée à un moment et un endroit précis. Il faut que quelqu'un soit là, au bon moment, pour 'déclencher' cette alerte. Quelqu'un qui puisse se rendre sur place sans attirer l'attention, faire ce qu'il a à faire, et repartir aussi discrètement."
Il marqua une autre pause, son regard intense sur Koffi. "Vous avez le profil idéal. Personne ne vous attend. Vous vous fondez dans le décor des rues. Votre moto est parfaite pour ça. Ce n'est pas illégal, Koffi, comprenez bien. C'est une... simulation. Un exercice. Pour voir si nos systèmes de réponse sont efficaces. Si nous sommes prêts si jamais le pire arrivait."
Koffi fronça les sourcils. Une simulation ? Un exercice ? Déclencher une alerte ? Ça sonnait bizarre. Dangereux ?
"Et... qu'est-ce que je devrais faire exactement ?" demanda-t-il prudemment.
Koba agita la main. "Très peu de choses. Vous recevrez des instructions très claires. Un endroit. Une heure. Un simple geste. Peut-être juste être présent. Ou livrer un petit paquet inoffensif. Rien qui ne mette quiconque en danger. Surtout pas vous. C'est la discrétion qui compte. Votre rôle est d'être invisible avant et après."
Il se pencha légèrement en avant. "C'est une question de confiance, Koffi. Une confiance totale. Vous devrez suivre les instructions à la lettre. Ne poser de questions qu'à moi. Ne parler à personne d'autre. Et surtout... que cela reste absolument secret. Entre vous et moi. Pour la sécurité de l'opération... et la vôtre."
Le mot "secret" résonnait dans l'air frais. Koffi sentait que c'était sérieux. Très sérieux. Mais Koba le regardait avec une telle assurance bienveillante, comme un mentor confiant dans son poulain. Une simulation pour la sécurité nationale... ça sonnait important, presque héroïque à sa manière discrète.
"Et... pourquoi moi ? Je ne suis qu'un étudiant..."
Koba sourit. "Parce que vous n'êtes pas un officier connu. Pas un agent identifiable. Vous êtes Port-Harmonie. Vous êtes la rue. Et dans ce cas précis, c'est exactement ce qu'il nous faut. Votre profil est parfait pour l'anonymat requis."
Il sortit un petit étui de sa poche intérieure. Pas une liasse énorme, mais... quelque chose. Il le posa sur la table, le poussa doucement vers Koffi.
"Pour votre temps. Pour votre discrétion. C'est une opération ponctuelle. Une seule fois. Le travail prendra peut-être une heure, pas plus. Et pour cette heure de travail... je pense que cela vous suffira amplement."