Trente minutes plus tard, elle est à l'aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Terminal international. Elle achète un billet pour Yaoundé. Vol direct. Départ dans trois heures. Elle s'assoit dans une zone d'embarquement. Autour d'elle, des familles rient, des enfants courent. Elle reste immobile, regard fixé sur la baie vitrée. Dehors, un avion décolle. Les lumières de Montréal scintillent dans la nuit.
Elle n'a pas dormi depuis trente-six heures.
Yaoundé. Aéroport international de Nsimalen. Lendemain, 23h17.
Nadia descend de l'avion. L'air tropical la frappe comme une gifle. Moite, lourd, chargé d'essence et de poussière. Elle traverse le tarmac. Des passagers se pressent vers les navettes. Elle marche lentement, sac sur l'épaule, main droite près du holster sous sa veste.
Le terminal est bondé. Néons clignotants, vendeurs ambulants qui hurlent, policiers en uniformes froissés qui scrutent les voyageurs. Nadia passe les douanes sans un mot. Le fonctionnaire tamponne son passeport sans lever les yeux.
Dehors, le parking grouille de taxis. Des chauffeurs l'interpellent.
— Madame ! Taxi climatisé !
— Je t'emmène où tu veux, ma sœur !
Elle les ignore. Marche jusqu'à la zone des motos-taxis. Des dizaines de Yamaha jaunes, pilotes en gilets fluo. Elle en choisit un au hasard, un jeune homme aux dents éclatantes.
— Bastos, quartier administratif, dit-elle en montant à l'arrière.
Le motard démarre sans poser de questions. La moto file dans la nuit. Les rues de Yaoundé défilent. Marchés fermés, étals couverts de bâches. Immeubles craquelés. Publicités peintes à la main sur les murs. Une odeur de friture flotte dans l'air.
Puis la pluie commence.
Soudaine. Violente. Les gouttes martèlent le casque de Nadia. Le motard accélère, slalome entre les nids-de-poule transformés en rivières. Klaxons. Cris. Un camion déboule, manque de les percuter. Le motard jure, redresse la moto in extremis.
Vingt minutes plus tard, ils s'arrêtent devant un immeuble de trois étages. Façade délavée, balcons rouillés. Le motard tend la main. Nadia lui donne des billets. Il repart en trombe, moto crachant de la fumée noire.
Nadia reste immobile sous la pluie. Elle lève les yeux. Deuxième étage, fenêtre de gauche. Son ancien appartement. Lumière éteinte. Mais la porte du rez-de-chaussée est entrouverte.
Elle descend du trottoir, traverse la cour boueuse. Ses boots s'enfoncent dans les flaques. Elle pousse la porte d'entrée. Gonds rouillés grincent. Escalier en béton, rampe branlante. Elle monte, une main sur le Glock sous sa veste.
Deuxième étage. Couloir sombre. Ampoule grillée. Sa porte, au fond. Légèrement ouverte.
Nadia s'approche. Écoute. Rien. Juste la pluie qui tambourine sur le toit. Elle sort son arme, le tient à deux mains, canon vers le sol. Pousse la porte du bout du pied.
La porte s'ouvre en grinçant.
L'appartement est plongé dans l'obscurité. Nadia entre. Balaye la pièce du canon de son arme. Salon. Table renversée. Chaises éparpillées. Odeur de moisi et de vieux papier.
Un bruit. Derrière elle.
Elle pivote, braque son arme.
Un homme se redresse, les mains levées. La trentaine, lunettes rondes, chemise bleue froissée, jean déchiré. Sac à dos militaire posé à ses pieds. Il tient une lampe torche.
— Ne tire pas ! crie-t-il.
Nadia avance, arme pointée sur son front.
— Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fous chez moi ?
L'homme déglutit. Ses mains tremblent.
— Samuel. Samuel Tchoumi. Je suis journaliste. Je... je cherchais des preuves.
— Des preuves de quoi ?
— Des disparitions. Douze personnes en dix-huit mois. Je pensais que tu étais morte. Que ton appartement pourrait contenir—
— Morte ? coupe Nadia.
Samuel hoche la tête, paniqué.
— Tout le monde pense que tu es morte. Après ce qui est arrivé à ta sœur... la rumeur disait que tu t'étais suicidée. Ou que... qu'ils t'avaient eue.
Le canon du Glock ne bouge pas. Les yeux de Nadia se plissent.
— Qui, "ils" ?
Samuel abaisse lentement ses mains. Il fouille dans son sac, en sort un dossier froissé. Des photos, des articles de journaux, des notes manuscrites. Il tend le tout à Nadia.
— Le réseau. Ceux qui effacent les gens. Je les traque depuis deux ans.
Nadia saisit le dossier d'une main, arme toujours levée. Elle feuillette. Des visages. Des noms. Et là, au milieu, une photo cornée.
Léa. Seize ans. Sourire figé. En dessous, manuscrit : "Disparue - 2019 - Présumée morte".
Nadia relève les yeux vers Samuel. Son doigt se crispe sur la détente.
— Ma sœur n'est pas morte.
Samuel fronce les sourcils.
— Comment tu sais ça ?
Nadia baisse son arme lentement. Sort de sa poche la photo reçue à Montréal. La tend à Samuel. Il l'examine sous sa lampe torche. Ses yeux s'écarquillent.
— C'est récent. Deux semaines. Elle est...
— Vivante, termine Nadia.
Le tonnerre gronde dehors. La pluie redouble. Samuel regarde Nadia, puis la photo, puis à nouveau Nadia.
— Si elle est vivante... alors ils l'ont gardée. Pendant cinq ans. Ce qui veut dire...
Il ne finit pas sa phrase. Nadia rengaine son arme, s'approche de la fenêtre. Dehors, les rues de Yaoundé brillent sous les réverbères. Un moto-taxi passe en trombe. Des chiens errants fouillent des poubelles.
— Pourquoi tu es venu ici ? demande-t-elle sans se retourner.
— Parce que tu étais la dernière flic honnête de cette ville. Je pensais trouver quelque chose dans tes affaires. Un indice. N'importe quoi.
Nadia se retourne. Son visage est dur, mâchoires serrées.
— Tu vas m'aider à la retrouver.
Samuel hésite. Puis hoche la tête.
— D'accord. Mais si on fait ça... on va réveiller des monstres.
Nadia esquisse un sourire sans joie.
— Les monstres, je les connais déjà.
Elle ramasse le dossier, le fourre dans son sac. Samuel éteint sa lampe. Ils sortent de l'appartement ensemble, descendent l'escalier. Dehors, la pluie les trempe en quelques secondes. Nadia lève le bras, arrête un moto-taxi.
— On va où ? demande Samuel en montant derrière elle.
Nadia met le casque, se retourne vers lui. Ses yeux brillent dans l'obscurité.
— Là où tout a commencé.
La moto démarre dans un rugissement. Les lumières de Yaoundé avalent leurs silhouettes.
Et dans la nuit, quelque part, une fille aux cheveux longs regarde la pluie tomber, attendant qu'on la trouve.
FIN DE L'ÉPISODE 2.
À SUIVRE...

