Jungle Urbaine Episode 1 Le Rythme de Port-Harmonie

Rédigé le 15/11/2025
Raimi Sewado


Le soleil ne s’était pas encore décidé à frapper de toute sa force, mais Port-Harmonie, elle, était déjà debout. On ne se réveille pas en douceur ici. On explose dans la journée. Dès les premières lueurs rosâtres qui filtraient à travers la brume de chaleur naissante, c’était un vacarme assourdissant. Le concert commençait par les klaxons impatients – une symphonie cacophonique d’avertissements, de salutations, d’insultes muettes. S’y ajoutaient les cris des vendeurs ambulants, appelant le nom de leurs beignets chauds ou de leurs journaux froissés, le vrombissement des générateurs qui prenaient le relais des coupures de courant nocturnes, et la pulsation lointaine des musiques qui s’échappaient déjà des maquis et des taxis collectifs. Port-Harmonie ne chuchotait pas ; elle rugissait.

Du haut de son petit appartement, deux pièces modestes au troisième étage d’un immeuble qui avait connu des jours meilleurs dans le quartier populaire de Puits-Sec, Koffi connaissait cette mélodie par cœur. C’était la bande-son de sa vie. Une vie faite de contrastes : les heures passées à décortiquer des théories économiques complexes dans ses manuels universitaires poussiéreux, et celles passées à zigzaguer dans le trafic sur sa vieille moto, une Yamaha DT 125 rutilante... enfin, qui avait dû être rutilante une décennie plus tôt. Aujourd'hui, elle portait les cicatrices d'innombrables accrochages, sa peinture verte écaillée laissant apparaître des plaques de rouille tenaces, et son pot d'échappement crachant un panache de fumée bleue qui ferait tousser un volcan. Mais elle démarrait. Presque toujours du premier coup. Et surtout, elle tenait la route. Entre les jambes de Koffi, elle dansait avec une agilité surprenante.

Koffi, lui, n'avait pas l'air d'un danseur. Grand, un peu maigre, avec des membres longs qui semblaient parfois s'emmêler lorsqu'il n'était pas sur sa machine. Ses lunettes, maintenues par un bout de scotch sur la branche gauche, glissaient légèrement sur son nez. Il avait ce sourire un peu rêveur, un peu perdu, celui de quelqu'un qui passe plus de temps dans les livres que dans la vraie vie. Et pourtant, la vraie vie, il l'affrontait tous les jours, guidon en main.

Il jeta un œil par la fenêtre. La rue en bas était déjà un torrent de tôle et d'humanité. Puits-Sec n'était pas le centre des affaires, mais c'était une artère vitale, un raccourci vers d'autres quartiers, et surtout, une zone d'activité pour les bend-skinneurs, comme on appelait ici les motards-taxis. C'était sa vie secondaire, celle qui payait les frais d'inscription, achetait les cahiers et remplissait, parfois, son ventre.

Après une douche froide rapide – l'eau chaude était un luxe lointain – et un frugal petit-déjeuner (un reste de bouillie de maïs de la veille), Koffi attrapa son vieux blouson en jean (une protection plus symbolique qu'efficace) et descendit les escaliers étroits, saluant au passage Madame Mado, la propriétaire, qui balayait son palier en maugréant contre la poussière et le gouvernement.

Sa moto, surnommée affectueusement "La Gazelle Boiteuse", l'attendait, béquillée sur le trottoir défoncé. Un rapide check des pneus (à moitié dégonflés, comme d'habitude), un coup de kick énergique (elle toussa, cracha, puis un son rauque et familier s'installa), et Koffi était prêt. Il enfourcha sa monture, ajusta son casque (la visière rayée rendait la vision floue par endroits) et s'inséra dans le flot continu.

Son "bureau" était un coin de trottoir un peu moins encombré, près d'un carrefour où le marché de quartier commençait à déborder sur la rue. Il y avait là une demi-douzaine d'autres bend-skinneurs, certains discutant bruyamment, d'autres dormant encore, la tête posée sur le réservoir de leur machine.

"Salut le bookman !" lança Djibril, un vétéran avec une barbe poivre et sel et l'œil vif. "Alors, les études, ça avance ? Tu vas bientôt devenir ministre des Embouteillages ?"

Koffi sourit, posant le pied à terre. "Salut Djibril. On essaie. Pour l'instant, je reste un humble serviteur de la route. La clientèle est au rendez-vous ce matin ?"

"Ça arrive doucement," répondit un plus jeune, assis sur une caisse en bois, pianotant sur un vieux téléphone. "Faut être réactif. Pas comme Kalu là-bas," il pointa un homme endormi, bouche ouverte, sur sa moto. Rires étouffés.

L'attente était un jeu de patience et d'observation. Scruter les trottoirs, anticiper où quelqu'un pourrait avoir besoin d'une course rapide pour éviter les taxis collectifs bondés ou la marche sous la chaleur montante. Une femme en pagne coloré, chargée de paquets, hésitait au bord du trottoir. Djibril s'apprêtait à démarrer, mais Koffi était plus proche et plus rapide.

"Taxi-moto, madame ? Où allez-vous ?"

Elle le regarda, puis sa moto. "Marché central. C'est combien ?"

"2000 francs," dit Koffi, prix standard.

"1500," rétorqua-t-elle immédiatement, le ton ferme. La négociation était une seconde nature.

Koffi soupira intérieurement. 1500, c'était peu pour traverser la moitié de la ville dans ce trafic, mais refuser signifiait perdre une course. Et il avait besoin de chaque franc. "1800, madame. C'est le meilleur prix pour vous."

Elle fit la moue, hésita. "Bon, d'accord. Mais roule doucement, je ne suis pas un sac de patates !"

"Promis, madame," sourit Koffi. Il l'aida à s'installer sur le siège passager derrière lui, plaça ses paquets entre eux et démarra.

Et là, la magie opérait. Une fois sur sa moto, Koffi se transformait. Le garçon un peu gauche laissait place à un pilote intuitif, en parfaite fusion avec sa machine. Le trafic de Port-Harmonie n'était pas un obstacle pour lui, mais une rivière tumultueuse dont il connaissait les courants. Il savait quand se faufiler, quand attendre, quand un coup de klaxon était une menace ou une simple affirmation d'existence.

La course vers le Marché Central fut un ballet. Contourner un bus bloqué, éviter un piéton qui surgissait de nulle part, slalomer entre deux voitures qui se disputaient un centimètre carré de bitume. Chaque manœuvre était calculée, rapide, sûre. Il penchait La Gazelle Boiteuse dans les virages serrés, freinait au dernier moment avant un ralentisseur démesuré, accélérait dans les interstices laissés par les camions bringuebalants. Le vent relatif apportait un peu de fraîcheur bienvenue et emportait les bruits excessifs, laissant place à la concentration pure.

Puis vint la section près de la place de l'Indépendance. C'était toujours un enfer. Cinq rues convergentes sans vraie signalisation fonctionnelle, juste une bataille permanente pour le droit de passage. Un vieux camion chargé à outrance cala en plein milieu, paralysant une partie du carrefour. Les klaxons redoublèrent de fureur.

Koffi vit un passage. Étroit. Très étroit. Entre le camion en panne et un taxi collectif arrêté juste un peu trop près, sa porte ouverte, laissant descendre ou monter des passagers indifférents au chaos ambiant. Il n'y avait que quelques centimètres de marge de chaque côté. Le genre de passage que seuls les bend-skinneurs les plus audacieux tentaient.

Sa cliente se crispa derrière lui, sentant la moto ralentir puis se diriger droit vers l'interstice impossible.

"Doucement, jeune homme !" s'écria-t-elle.

"Ça va passer, madame !" dit Koffi, sa voix un peu tendue mais confiante.

Il réduisit encore sa vitesse, engagea la moto doucement. Le guidon frôla la carrosserie rouillée du camion d'un côté, son genou effleura la portière ouverte du taxi de l'autre. Les passagers du taxi levèrent à peine les yeux. Le moindre écart, le moindre mouvement brusque d'un véhicule, et c'était la catastrophe assurée.

Koffi retenait sa respiration, le corps gainé, utilisant le poids de sa cliente et le sien pour maintenir l'équilibre parfait. Les secondes parurent une éternité. Le bruit des klaxons semblait s'éloigner, remplacé par le grognement de son moteur et le léger froissement des vêtements.

Et puis, ils émergèrent. De l'autre côté du carrefour, miraculeusement indemnes.

Sa cliente exhala un grand soupir. "Mon cœur ! Jeune homme, vous avez des talents !"

Koffi sourit, soulagé. Ses mains serraient légèrement le guidon. L'adrénaline piquait sous sa peau. C'était ça, le quotidien. Des moments de pure technique, où l'erreur n'était pas permise.

Quelques minutes plus tard, il la déposa au Marché Central, l'aida à descendre, et reçut ses 1800 francs et un "Que Dieu vous garde !".

Il gara sa moto sur son nouveau point d'attente, observant la foule, le ballet incessant des marchandises et des corps. La chaleur montait, apportant l'odeur des épices, des fruits mûrs et de l'échappement. C'était ça, sa vie. Une lutte constante, parfois dangereuse, souvent fatigante, mais qui lui permettait d'avancer. Payer les études, s'imaginer un futur loin de la poussière et du bruit. Un futur où il utiliserait son cerveau autant que ses mains.

Il passa le reste de la matinée à enchaîner les courses, des trajets courts, des négociations parfois âpres, d'autres petites scènes du théâtre quotidien de Port-Harmonie. Le rythme était effréné, une danse continue entre l'agitation et la nécessité.

Alors que le soleil atteignait son zénith, écrasant la ville sous sa chaleur, Koffi s'accorda une courte pause à l'ombre d'un manguier sur une place. Il s'acheta une petite bouteille d'eau fraîche et regarda les gens passer. Des hommes d'affaires en costume qui suaient à grosses gouttes, des femmes élégantes en boubous chatoyants, des ouvriers en salopette, des enfants vendant des sachets d'eau fraîche. Tout un monde en mouvement perpétuel.

Il pensait à son prochain cours, aux chapitres qu'il devait lire. Puis à la petite somme qu'il avait déjà gagnée aujourd'hui. Ce serait suffisant pour manger ce soir, peut-être mettre un peu de côté. C'était peu, mais c'était ça, la vie. Un pas après l'autre.

Il ne savait pas encore que dans quelques heures, ce rythme familier, ce quotidien fait de sueur, de poussière et de manœuvres audacieuses, allait voler en éclats, le projetant dans une course-poursuite bien plus terrifiante que n'importe quelle traversée du carrefour de l'Indépendance. Il ne savait pas que les ombres de Port-Harmonie s'apprêtaient à l'avaler tout entier. Pour l'instant, il n'était que Koffi, étudiant et motard, cherchant juste sa prochaine course dans la cacophonie vibrante de sa ville.